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Entretien avec Pierre Gattaz, Président de Radiall

Publication: 4 juillet

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Acteur emblématique de l’industrie française, Pierre Gattaz porte un regard lucide et engagé sur l’évolution de notre tissu industriel...
 

Héritier d’une tradition familiale forte et ancien président du MEDEF, il a toujours défendu l’idée d’une France productive, tournée vers l’innovation et la compétitivité. Pour lui, comprendre le passé industriel, affronter les défis du présent et bâtir une stratégie d’avenir passe par un véritable sursaut collectif : réinvestir, revaloriser les savoir-faire, réindustrialiser nos territoires. Son témoignage éclaire les enjeux cruciaux qui dessinent le futur de l’industrie en France.

Présentation de l’entreprise Radiall

Radiall est un groupe industriel français spécialisé dans la conception, le développement et la fabrication de solutions d’interconnexion pour des environnements exigeants : aéronautique, défense, télécommunications, spatial ou encore équipements médicaux. Créée en 1952 par les frères Lucien et Yvon Gattaz, l’entreprise s’est imposée comme un acteur majeur de la connectique à haute performance. Avec plus de 3 000 collaborateurs répartis dans plusieurs pays, Radiall incarne le savoirfaire technologique français exporté à l’international.

Présentation de Pierre Gattaz

Fils d’Yvon Gattaz, Pierre Gattaz est aujourd’hui président de Radiall. Ingénieur de formation, il a d’abord travaillé dans l’industrie électronique avant de rejoindre l’entreprise familiale. Il a su moderniser et internationaliser le groupe, tout en restant fidèle à ses racines industrielles. Très engagé dans la défense de l’industrie française, Pierre Gattaz a également été président du MEDEF de 2013 à 2018, où il a activement milité pour la compétitivité des entreprises et la revalorisation de l’industrie.

Première question

Monsieur Gattaz, en tant qu’industriel et acteur historique de l’électronique, quel regard portez-vous sur l’évolution de l’industrie française depuis les années 1980 ?

Ma réponse est : dramatique.

En 1980, notre PIB dans l’industrie représentait environ 16 à 18 % du PIB national. Nous sommes descendus à 10 % en 2024. C’est catastrophique, car, à l’inverse, les autres pays européens ont généralement maintenu leur industrie, comme c’est le cas de l’Allemagne, de l’Autriche, de la Suisse et de l’Italie.

Certes, il y a une légère érosion un peu partout en Europe, notamment depuis quelques années, en partie à cause des années Covid et de la situation géopolitique actuelle. Mais la France a été particulièrement touchée. Notre désindustrialisation a été extrêmement marquée, bien plus que dans les autres pays européens.

Cependant, il existe sans doute des possibilités de rebondir, et c’est de cela dont nous allons parler.

Deuxième question

Quels ont été, selon vous, les moments clés, positifs ou négatifs, qui ont marqué l’industrie française ces 40 dernières années ?

Comme je l’ai dit dans la question précédente, nous avions une industrie forte dans les années 80, avec des filières électroniques, mécaniques, télécom.... et industrielles robustes. Nous bénéficions des héritages des plans de Gaulle et Pompidou, des Trente Glorieuses, qui concernaient l’électronique, le numérique, les sociétés de services en informatique, les autoroutes de l’information, la mécanique, l’agroalimentaire, et bien d’autres secteurs. Nous comptions alors une quinzaine ou une vingtaine de grandes filières industrielles.

Aujourd’hui, en 2024, que reste-t-il ? L’aéronautique, qui reste une filière d’excellence. Une partie de la défense, heureusement. Un peu de spatial, heureusement. L’industrie du luxe, peut-être, et la santé.

Malheureusement, les télécoms ont quasiment disparu, l’électronique a été grandement affaiblie, les machinesoutils et les robots ont presque disparu. La mécanique, le textile, les chaussures, le prêt-à-porter, tout cela a été délocalisé ou a disparu, sauf dans quelques exceptions avec des héros industriels qui continuent. Mais, malheureusement, ces exceptions restent rares.

Les raisons profondes, selon moi, viennent des politiques qui ont été mises en place après les Trente Glorieuses. Ces politiques ont été hasardeuses, intellectuellement et politiquement, et ont bafoué l’industrie. Dans les années 2000, certains patrons, ont parlé de "Fabless" et un ex-président d’Alcatel, a parlé d’entreprises sans usines, ce qui a influencé négativement la classe politique, médiatique et intellectuelle française. Il y a également l’ISF, instauré en 1983, qui a frappé aveuglément les entreprises familiales industrielles, lesquelles étaient aussi nombreuses que les entreprises italiennes, anglaises ou allemandes à l’époque.

Heureusement, les lois Dutreil en 2006 ont permis de stopper cette hémorragie, mais pendant 23 ans, cet ISF a contraint de nombreuses familles, incapables de le payer, à vendre et à partir. Moi-même, à Radiall, j’avais 20 concurrents en France en 1992. Aujourd’hui, je n’en ai plus qu’un ou deux ; Les autres ont été vendus, souvent à des groupes étrangers, principalement américains, qui, malheureusement, ont fermé ou affaibli des usines dès la première crise. C’est ainsi que j’ai vécu la désindustrialisation de mon propre secteur, les composants électroniques.

Cela démontre comment l’idéologie politique peut faire des dégâts considérables à l’économie, des dégâts dont nous prenons conscience 10, 20, voire 30 ou 40 ans après.

Une autre raison est que nous n’avons pas cru en l’industrie. Nous n’avons pas cru en nos filières d’excellence. Nous n’avons pas cru aux chasses en meute. Ainsi, progressivement, des fleurons comme Alcatel, Alstom, et d’autres ont été affaiblis. Certains ont même été vendus, comme Alcatel à Nokia. Lorsqu’une tête de pont comme Alcatel est vendue à un concurrent étranger, tout l’écosystème qui repose dessus disparaît ou s’affaiblit.

Cela fait partie des raisons qui expliquent notre désindustrialisation.

Troisième raison : nous n’avons pas compris que l’industrie permet de créer des emplois à valeur ajoutée, d’innover, d’exporter, de contribuer à la transition énergétique et climatique, tout en réduisant la pollution. Pendant 20 à 30 ans, à partir de 1980, l’intellectualisme politico- médiatique primaire, souvent anti-entreprise ou anti-capitaliste, voire anti-industriel, a pris le dessus dans les discours.

Les usines fermaient. Je me souviens des plans de licenciement diffusés chaque soir aux 20 heures, des dames en larmes, des syndicats de plus en plus virulents, et des dirigeants démoralisés, qui se sont résignés à vendre et à partir, car ils sentaient que l’industrie n’était plus soutenue. C’est ce que j’ai vécu et observé pendant mes 30 ans de gestion de Radiall.

J’en parle aujourd’hui avec la fierté d’avoir gardé mes quatre usines historiques françaises : à Château-Renault, Voreppe, Voiron, et l’île d’Abeau. J’en ai même ajouté une cinquième, en montant en gamme, pour fabriquer des composants de plus en plus sophistiqués, tout en exportant 90 % de mon chiffre d’affaires à travers 13 usines dans le monde. Ce modèle vertueux a permis de garder nos usines en France tout en créant des emplois.

Malheureusement, pour y arriver, il a fallu résister à tous les obstacles : les coups de boutoir des politiques, l’ambiance de lutte des classes qui a persisté pendant cette période, et une idéologie qui m’a été très pénible. Pour résister, il fallait se boucher les oreilles, ne pas trop regarder la télévision et faire face à cette idéologie destructrice.

Troisième question

Aujourd’hui, quels sont les défis prioritaires que doivent relever les industriels français pour rester compétitifs ?

Je suis absolument convaincu qu’il faut réindustrialiser le pays. Les entrepreneurs sont là, les industriels sont là, mais il faut les chouchouter, les cajoler, leur dire qu’on les aime. Je suis heureux de voir que, depuis quelques années, et peut-être que le Covid a accéléré ce sentiment, nous nous rendons compte que nous avons beaucoup trop délocalisé. Nous avons perdu des industries stratégiques, et nous avons perdu notre souveraineté.

Je pense qu’une prise de conscience, à gauche comme à droite, s’est opérée ces dernières années. Ce qui est maintenant un mot d’ordre général, ce qui me fait extrêmement plaisir.

Je vois des personnalités comme Arnaud Montebourg qui ont pris ce sujet à bras-le-corps, et cela me réjouit beaucoup. La raison semble revenir dans les partis de gauche et de droite, pour se dire que c’est fondamental de réindustrialiser le pays. Ce changement d’état d’esprit me plaît beaucoup.

Nous, industriels, ne sommes pas des politiciens. Nous ne sommes pas là pour dicter la politique. Mais il est important pour nous d’avoir au pouvoir des gens qui continuent des projets de politique d’offre, d’amélioration de la compétitivité du pays et de défense de l’outil de travail, comme chez nos grands voisins qui vivent avec des alternances politiques qui ne prennent pas en otage les entreprises et ne politisent pas l’économie.

Je pense que si nous travaillons tous ensemble, de manière Trans politique, idéalement avec les syndicats réformistes, nous pourrons réindustrialiser le pays. Cela prendra sans doute au moins une génération pour repasser de 10 % du PIB à, idéalement, 15 à 18 %.

Quatrième question

Quel est le rôle de l’État ? Les pouvoirs publics doiventils jouer dans la réindustrialisation de la France ?

Eh bien, l’État a un rôle fondamental : celui de nous fournir un environnement favorable aux entreprises.

Je l’ai expliqué récemment dans un post sur LinkedIn. L’environnement idéal est un environnement "5S".

En 5S, on connaît tous les mots d’origine japonaise dans l’industrie, qui signifie "jeter, nettoyer, organiser, ranger, trier", et qui représentent l’excellence opérationnelle. Eh bien, un environnement business-friendly doit respecter mes 5S à moi que j’ai transposés au cas de la France.

Cela veut dire que, en français, cet environnement doit être Stable et Serein fiscalement, Simple administrativement et normativement, Souple socialement, Sécurisé juridiquement.

La fiscalité ne doit pas bouger. Elle doit se simplifier, s’améliorer, s’alléger.

Les normes doivent être judicieusement régulées pour éviter cette folie normative que nous connaissons depuis quelques années. Je pense à cette "folie bureaucratique", cette hyper réglementation qui a une influence délétère sur la compétitivité de nos entreprises.

Socialement, cela signifie avoir un code du travail flexible, qui permette aux entreprises d’ajuster rapidement leurs effectifs tout en protégeant les salariés via une flexi-sécurité. Pour moi, une politique du travail basée sur le modèle danois, qui repose sur la flexibilité tout en assurant un filet de sécurité pour les travailleurs, est la bonne voie.

Quant à la sécurité juridique, il faut un cadre juridique stable et surtout clair, où les règles ne changent pas constamment. Chaque entreprise doit savoir ce qu’elle peut faire et ce qu’elle ne peut pas faire. C’est crucial pour permettre aux entreprises d’investir et de se développer sans crainte des changements fréquents des règles du jeu, et sans crainte de mauvaise interprétation de la loi.

Cela nous permettrait de travailler sereinement et de prendre des risques dans un cadre existant, sans la crainte que des réformes impulsives ou peu claires viennent perturber nos projets.

Je mettrais un accent particulier sur le problème de la fiscalité, qui est très lourde en France. Par exemple, les impôts de production, d’un montant d’environ 70 milliards d’euros, pèsent particulièrement lourd par rapport aux autres pays européens. Cela crée une situation d’inégalité de compétitivité, car nos concurrents n’ont pas ce "sac à dos fiscal" aussi lourd à porter sur le dos dans ce marathon mondial.

Il est délirant de vouloir réindustrialiser le pays tout en maintenant un tel fardeau fiscal. Il est impératif que cette fiscalité de production soit supprimée pour permettre aux entreprises de compétir de manière équitable sur le marché global.

C’est un point crucial que les pouvoirs publics doivent prendre en compte s’ils souhaitent sérieusement réindustrialiser la France.

Et pour illustrer cela, c’est un peu comme lorsqu’on joue au football. Quand vous jouez au football, vous avez des règles de jeu, et ces règles ne changent pas en cours de match. Elles sont claires, elles sont là dès le début, et tout le monde les connaît.

Il en va de même pour les entreprises : nous avons besoin de règles stables et prévisibles, qui ne changent pas constamment, pour pouvoir jouer notre rôle dans l’économie sans être constamment perturbés par des changements législatifs ou fiscaux.

S’ils veulent réindustrialiser le pays, on a besoin de preuves de leur amour et de leur volonté.

Cinquième question

Comment voyez-vous l’avenir de l’industrie en France dans les dix à vingt prochaines années, notamment lors de la transition écologique et numérique ?

Je pense que ce sont des marchés formidables. Nous avons des défis à relever : le défi climatique, le défi énergétique, le défi environnemental, ainsi que celui du recyclage de matériaux comme le cuivre, l’or, et d’autres ressources difficiles et polluantes à extraire.

Ce sont des dangers, mais derrière chaque danger, il y a des opportunités. Des opportunités de croissance, d’innovation et de recherche.

L’industrie a un rôle majeur à jouer pour transformer ces défis en marchés futurs grâce à l’innovation.

Par exemple, chez Radiall, je recycle de plus en plus de matériaux, notamment l’or. Ce que je consommais auparavant, en achetant et en revendant les surplus, je le recycle désormais pour réduire mon empreinte carbone et protéger davantage la planète.

Nous mesurons nos émissions de CO2 et chaque année, nous faisons en sorte de les réduire grâce à des projets d’innovation, de recherche et d’optimisation des processus.

Tout cela constitue un cercle vertueux qui peut conduire à un développement industriel.

Sixième question

Quels conseils donneriez-vous aux jeunes qui souhaitent aujourd’hui se lancer dans l’industrie ou y faire carrière ?

Eh bien, foncez, revenez !

Il y a beaucoup d’ingénieurs qui sont partis en Californie, pour travailler dans des domaines comme l’IA, la cybersécurité, ou d’autres technologies de pointe. L’Amérique est peut-être un peu moins attractive en ce moment, mais elle reste tout de même un pôle d’attraction. Cependant, je dirais que la France doit... Nos jeunes Français doivent avoir un narratif global, au niveau national.

Et je regrette un peu que nos politiques n’aient pas encore compris cela. Mais il faut que l’on construise, dès maintenant, les 10, 20, 30 prochaines années de la France. Cet avenir peut être radieux, avec davantage d’emplois, de solutions à créer, et de défis à relever, notamment autour des transitions écologiques et numériques que nous avons évoquées.

Ce sont des projets formidables pour les jeunes Français, qui pourront les guider vers des métiers plus scientifiques, plus techniques, plus technologiques, d’ingénieurs, de techniciens et d’ouvriers professionnels. Il y a une véritable pénurie de techniciens en France, et c’est un secteur qu’il faut absolument dynamiser.

Il faut retravailler ce narratif collectivement, pour inciter nos jeunes à revenir dans les filières industrielles, notamment celles qui sont en plein essor. L’excellence dans l’industrie, le numérique, la transition énergétique sont des domaines d’avenir.

Le rôle des fédérations industrielles est très important. Le rôle des journaux techniques, comme celui que vous présentez, est également essentiel. Les réseaux sociaux doivent jouer leur rôle aussi. Il faut que l’on montre davantage et plus souvent les belles réussites de l’industrie française.

Il faut mettre en valeur des produits, des systèmes, des logiciels qui réussissent et qui ont été créés en France. Nous devons cultiver cette fierté française et la partager avec nos jeunes générations.

L’importance de l’apprentissage est également un point que je soulignerais : l’apprentissage doit repartir très vite et très fort en France, comme en Suisse, où 70 % des jeunes de 17 ans sont en apprentissage. Ce sont des filières professionnelles d’excellence.

Il est essentiel de renverser cette mentalité actuelle qui considère que le seul chemin valable est celui du bac, de la fac, et de l’université. Ce modèle est désastreux, car il conduit trop de jeunes à se retrouver sans emploi à 25 ans.

Le système français met trop l’accent sur la fac et les sciences sociales, mais ce modèle doit changer. Nous devons former des jeunes dans des filières plus orientées vers des métiers techniques et industriels.

En Suisse, plus de deux tiers des jeunes vont en filière professionnelle, et ce système est un modèle. Il faut que nous nous inspirions de ce système suisse, afin de faire revenir nos jeunes dans les filières industrielles.

Je pense aussi que l’accompagnement et la promotion de l’apprentissage doivent être renforcés, à travers des initiatives collectives, avec la coopération des entreprises, des syndicats et des écoles. La France doit redonner de la dignité aux métiers manuels et techniques. Ces métiers sont la clé du futur de notre industrie.

Il est fondamental de montrer aux jeunes qu’une carrière dans l’industrie est un choix honorable, valorisé, et prometteur pour l’avenir.

Entretien réalisé en mai 2025.

https://www.radiall.com/

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